Monsieur Lapeyre
Monsieur Lapeyre est une courte nouvelle de science-fiction qui se déroule dans un monde post-apocalyptique que j'ai écrite début 2016. En espérant qu'elle vous plaira, bonne lecture !
Monsieur Lapeyre ne portait pas de cravates. Il n’en portait plus, plus depuis la Nouvelle ère. Tout le monde pensait que la France serait la dernière à réagir, mais ce fut le pays qui s’en sorti le mieux, grâce à la Bulle et ses clones. Monsieur Lapeyre était un citoyen modèle, ou plutôt un clone modèle. Il avait été cloné à partir de son Ancien, l’année de la création de la Bulle et de l’instauration de la Nouvelle ère. Il le savait, ils le savaient tous, bien qu’il ne se souvenait plus rien de son Ancien, comme eux tous ne se souvenaient plus rien de leurs Anciens. C’était obligatoire, les thérapies et traitements d’un nouveau clone étaient très stricts et permettaient à ce dernier de se créer une nouvelle vie, sans aucune attache envers l’Ancienne. Monsieur Lapeyre avait validé ses premiers mois avec succès, il s’était bien adapté et il adoptait sa nouvelle vie avec plaisir. Il était fier de cela, car il savait que certains avaient rechutés. Certains avaient résisté à la Thérapie et s’étaient souvenus, ils étaient alors devenus à leur tour des Anciens pour faire place à un nouveau clone. Cela, Monsieur Lapeyre savait que ça ne lui arriverait pas. Et il en était fier. Il n’avait qu’un seul Ancien, et cela resterait ainsi pour toujours. Il faisait tout pour être différent de son Ancien, ce qui avait aidé dans la Thérapie. Il savait que ce dernier aimait les vieilles choses, collectionnait des objets inutiles comme des jetons de caddie, et portait des cravates à motifs affreux. Alors Monsieur Lapeyre avait tout changé, il s’était mis « au neuf », avait tiré un trait sur l’Ancien, et tout allait pour le mieux.
Monsieur Lapeyre vivait dans un petit appartement réglementaire, un cube de 15m² où il dormait, prenait ses repas et faisait sa toilette. Le reste du temps, il travaillait. Le Nouveau Gouvernement employait les clones pour différents emplois, mais Monsieur Lapeyre ne s’intéressait qu’au sien. Il était employé de bureau et s’occupait, de temps en temps, des nouvelles recrues, de les accueillir et de les former à traiter divers documents. De la paperasse. Il ne connaissait même pas le sujet de cette paperasse, il ne s’en occupait pas. Son travail était d’apposer un tampon sur chaque feuille et de passer à son voisin, et il s’acquittait de cette tâche avec efficacité, sans poser de questions. Ainsi, Monsieur Lapeyre était un clone modèle. C’est pour cela qu’il avait été autorisé à garder le nom de son Ancien, ce qui avait eu pour effet de renforcer sa fierté. Des gens comme lui, il y en avait peu, et ils représentaient l’élite.
Dans la Bulle, la vie était des plus simples. On se levait très tôt le matin, on faisait sa toilette et passait ses vêtements et on allait travailler. Une vie des plus sommaires donc, qui convenait très bien à Monsieur Lapeyre, qui était un clone simple et obéissant. Lorsqu’on lui demandait d’effectuer une tâche qui ne relevait pas de ses fonctions habituelles, il obéissait, mais respectait toujours le règlement. Monsieur Lapeyre était quelqu’un de solitaire, et c’était mieux comme cela. Bon nombre de ses collègues de travail s’étaient liés entre eux, et rien de bon n’en était ressorti. La plupart du temps, ils étaient renvoyés en Thérapie, mais finissait toujours par être recyclés. Ils terminaient alors de l’autre côté de la Bulle, vivant une vie misérable comme des zombies.
C’était d’ailleurs ainsi que les Anciens étaient parfois surnommés, les Zombies, ou encore les Momies, vivants comme des animaux à l’extérieur de la Bulle. Ils semblaient figés dans le temps, portant tous les mêmes vêtements d’avant leur recyclage, se déplaçant lentement et en groupe. Livrés à eux-mêmes, dans un environnement pollué et source de maladies diverses, leur survie était dérisoire. La Bulle, stérile et saine, était le seul environnement favorable à la survie des clones, et ce dans tous les pays du globe. Du moins, c’était ce que les thérapeutes leur avaient toujours dit, la communication internationale s’étant raréfiée depuis l’instauration de la Nouvelle ère. Mais Monsieur Lapeyre n’en avait cure. Pour lui, tout ce qui importait était de mener à bien chaque journée, dans les règles de l’art.
Monsieur Lapeyre ne le savait pas encore, mais l’enchainement des évènements des jours à venir causerait sa perte.
***
Tous les matins, en se rendant au travail, Monsieur Lapeyre passait devant une des parois transparentes donnant sur l’extérieur de la Bulle. La Bulle avait d’ailleurs été nommée en référence à sa transparence. Ainsi, les clones avaient une vision de l’extérieur quasiment en permanence. Mais les bons clones, comme Monsieur Lapeyre, ne regardaient jamais – d’ailleurs il n’y faisait même plus attention. Cette paroi transparente qu’il longeait pour aller au travail n’était rien d’autre qu’un mur, et on ne prête pas attention à un mur, une fois qu’on sait qu’il est là. Monsieur Lapeyre connaissait les effets indésirables que certains clones ressentaient après avoir vu leur Ancien à travers la Bulle. La réminiscence, la rechute et, par conséquent, le recyclage qui suivait. Alors jamais, jamais, Monsieur Lapeyre ne regardait au dehors, et grand bien lui en faisait.
C’est ainsi que Monsieur Lapeyre ne comprit pas comment un lundi, un de ces lundis qu’il appréciait tant car il était le symbole d’une nouvelle semaine, il se retrouva à fixer l’extérieur. Quelle mouche l’avait piqué ? Il allait bientôt fêter sa 70e année de vie dans la Bulle et il ne s’était jamais senti aussi bien. Ses journées étaient exemplaires, sa routine parfaitement huilée, mais voilà qu’un grain de sable s’en était mêlé. Ce jour-là, Monsieur Lapeyre, en sortant de son appartement règlementaire, avait ressenti un frisson dans la nuque et avait jeté un regard au-dehors. Ce fut bref, une fraction de seconde, mais qui lui parut comme une éternité car, il en était sûr, il avait vu son Ancien. Comment avait-il fait pour le reconnaître ? C’était une question qui ne se posait pas, il le savait, au plus profond de lui-même. Il L’avait vu. Il s’était détourné instantanément, bien évidemment, mais il avait tout de même eu le temps de noter certains détails chez son Ancien. Ses vêtements usés, ses cheveux emmêlés, son air hagard mais son regard étonnamment vif, et cette cravate, cette horrible cravate verte à pois jaunes. Monsieur Lapeyre détestait ce qu’il avait vu, il se détestait d’avoir même regardé, tout en ne sachant pas comment il en était arrivé à le faire. Il reprit vite ses esprits et son chemin vers son travail. Cet épisode, il l’oublia rapidement et n’y repensa plus dans les jours qui suivirent.
Quelques jours plus tard, cependant, Monsieur Lapeyre ressenti à nouveau le besoin de regarder à l’extérieur. Pas pour vérifier si son Ancien était là, non, de cela il avait tout oublié, mais car c’était une journée particulièrement radieuse et qu’il voulait voir le paysage illuminé par le Soleil. En regardant au-dehors, donc, il ressenti un pincement à l’estomac et une boule se former dans sa gorge. Il n’en comprit l’origine que lorsqu’il baissa les yeux et qu’il vit un Ancien, son Ancien, le fixer. Ce qu’il remarqua tout d’abord, c’était son regard, un regard vif, qui déclencha chez Monsieur Lapeyre une vague de souvenirs qu’il pensait avoir oublié. Il se souvint de cette rencontre quelques jours auparavant, de façon nette et précise, les détails qu’il avait alors remarqués lui pénétrant le cerveau comme des lames acérées. Ce jour-là, son Ancien portait une cravate verte à pois jaunes et non pas rouge à rayures blanches, comme celle qu’il fixait à présent. Mais c’était impossible, bien sûr, les Zombies ne changeaient pas de vêtements, il le savait. D’ailleurs, il n’était même plus sûr à présent d’avoir vu une quelconque cravate l’autre jour. Les fragments qui lui étaient revenus en mémoire étaient repartis aussi soudainement qu’ils étaient arrivés. Et le contact visuel avait été des plus brefs, cette fois encore. Il se remis donc en route, cette rencontre s’effaçant déjà de sa mémoire. Il n’avait pas à s’en faire, il en était sûr, d’ailleurs il avait déjà tout oublié.
***
Dans les jours qui suivirent, Monsieur Lapeyre eut du mal à dormir. Il ne savait pas pourquoi, mais il rêvait de l’extérieur de la Bulle. Il rêvait également de son Ancienne vie, mais comment pouvait-il ? Il ne se souvenait de rien. Et pour cause, il ne l'avait pas vécue. Lorsqu’il se réveillait, cependant, il avait tout oublié de ses rêves, ne restait qu’une impression désagréable qu’il finissait de faire disparaitre avec une bonne douche et un bon petit déjeuner. Il sentait qu’il était censé déclarer aux thérapeutes ces rêves étranges, mais lui-même ne savait pas très bien quoi leur dire. Il n’était d’ailleurs même pas sûr de rêver. Alors il ne dit rien, et les jours passèrent.
Monsieur Lapeyre revit son Ancien à deux reprises, toutes deux de manière fugace mais sans qu’il en doute : c’était bien Lui, portant une cravate déchirée en soie violette ou un nœud papillon à carreaux gris. Plus le temps passait, plus les rencontres se répétaient. Et à chaque fois, Monsieur Lapeyre en gardait de plus en plus de souvenirs, de plus en plus précis. Si bien qu’un beau jour, lorsqu’il vit non pas un mais deux de ses Anciens, il crut qu’il avait définitivement perdu la tête. Il le savait, c’était impossible, il n’avait qu’un seul Ancien, pas deux ! Il était le premier et le seul clone, c’était là toute sa fierté, il ne pouvait donc pas en avoir deux, là dehors. Ils le fixaient intensément, de leur regard perçant, comme pour lui dire qu’il finirait par les rejoindre. Qu’il finirait par les rejoindre ? Qu’allait-il inventer là ? Il n’y avait qu’un seul Ancien, là, dehors, et il ne le rejoindrait jamais.
Cependant, Monsieur Lapeyre resta plus affecté par cette rencontre fortuite qu’il ne le pensa. Il n’avait toujours pas prévenu les thérapeutes, et, pour ainsi dire, il savait qu’il ne le ferait pas. Il ne voulait pas être renvoyé en Thérapie et subir la honte qui s’abattrait alors sur lui, conséquence de son échec. Il était Monsieur Lapeyre, premier clone du nom, et il le resterait.
***
L’anniversaire de Monsieur Lapeyre arriva, marqué d’une petite croix rouge sur son calendrier mural. Il le fêta en mangeant un pancake de plus au petit déjeuner, arrosé d’une bonne dose de miel artificiel. Lorsqu’il vérifia sa boîte à lettres en sortant de son appartement, il eut la surprise d’y découvrir un long paquet fin, coincé entre les parois du minuscule compartiment. Il ne recevait jamais rien – d’ailleurs, rares étaient les clones à recevoir du courrier. Il entreprit donc de déposer son colis sur sa table à manger et reprit le chemin du travail. Il ne souhaitait pas être en retard le jour de son anniversaire.
Le soir, en ouvrant la porte, il avait déjà oublié qu’il avait reçu un présent. Cela lui revint vite en mémoire lorsqu’il aperçut le paquet sur la table. Il posa ses affaires et entreprit d’ouvrir son cadeau, mais ce qu’il y découvrit le troubla. Il chercha une carte, qui pourrait lui donner une piste sur son expéditeur, mais n’en trouva pas. Tout à son trouble, il s’empressa d’aller ranger le petit colis au fond de son armoire et essaya de l’oublier dans les jours qui suivirent. Toutefois, à chaque fois qu’il ouvrait son armoire pour y prendre ses vêtements, il ressentait une attirance vers ce petit paquet long et fin qu’il avait coincé derrière une pile de pulls. Mais il résistait, car Monsieur Lapeyre n’était pas dupe : ce n’était pas un cadeau, mais un piège.
Hélas, malgré l’estime qu’il avait de lui-même, Monsieur Lapeyre était un clone comme les autres, et l’attraction que cette boîte exerçait sur lui était bien trop forte. Deux jours plus tard, il récupéra la boîte rectangulaire cachée au fond de sa penderie, l’ouvrit, et admira ce cadeau qui lui avait été fait. Subitement, il décida de le porter. Il alla donc admirer le reflet que lui renvoyait son miroir et se sourit à lui-même. Oui, cette cravate lui allait à merveille.
À l’extérieur de la Bulle, les Anciens étaient réunis. Une dizaine de Monsieur Lapeyre qui attendait, patiemment. Au moment même où Monsieur Lapeyre passait la cravate autour de son cou, les Anciens levèrent la tête vers la Bulle, et s’écrièrent en chœur : « Et un de plus ! ».
Nam (ou Andromelia)
FIN
Nam (ou Andromelia)
Joli conte qui donne envie d'en savoir un peu plus sur l'univers.
RépondreSupprimerMerci ! :) j'aime aussi beaucoup cet univers, peut-être que j'écrirais d'autres textes y prenant place...
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